Mike Ward n’aura pas dépassé les bornes
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Mike Ward n’aura pas dépassé les bornes


La Cour suprême a tranché : Mike Ward n’a pas dépassé les bornes en faisant des blagues sur le jeune chanteur Jérémy Gabriel dans l’un de ses spectacles. L’humoriste n’aura donc pas à verser 35 000 dollars à ce dernier, comme l’exigeaient les juridictions inférieures.

« Situés dans leur contexte, ses propos ne peuvent être pris au premier degré. Bien que M. Ward prononce des méchancetés et des propos honteux liés au handicap de M. Gabriel, ses propos n’incitent pas l’auditoire à traiter celui-ci comme un être inférieur », a conclu la Cour suprême dans une décision serrée (à cinq juges contre quatre) rendue vendredi matin.

Le plus haut tribunal du pays vient ainsi mettre fin à cette bataille judiciaire entamée il y a près d’une décennie et dans laquelle deux valeurs fondamentales s’opposaient : le droit à la liberté d’expression et le droit à la dignité.

Les cinq juges majoritaires ont relevé que Mike Ward a choisi de faire des blagues sur Jérémy Gabriel non pas en raison de son handicap, mais plutôt de sa notoriété, à l’instar d’autres personnalités dont il se moque dans ses spectacles. Ses railleries ne peuvent donc être considérées comme une preuve de discrimination en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés. « [Les propos litigieux] exploitent, à tort ou à raison, un malaise en vue de se divertir, mais ils ne font guère plus que cela », écrivent-ils.

La Cour suprême a également insisté sur le fait que « le recours en discrimination n’est pas, et ne doit pas devenir, un recours en diffamation », une voie que Jérémy Gabriel aurait pu emprunter.

Rappelons que Jérémy Gabriel, aujourd’hui âgé de 24 ans, souffre du syndrome de Treacher-Collins, qui se caractérise par des déformations à la tête et une surdité sévère. Dans l’un des numéros de son spectacle Mike Ward s’expose, présenté quelque 230 fois entre 2010 et 2013, l’humoriste se moquait ouvertement de l’appareil auditif du jeune chanteur (alors mineur), ainsi que de ses prestations devant Céline Dion et le pape Benoît XVI, en 2006. Dans ce même numéro, l’humoriste qualifiait « le petit Jérémy » de « laitte » et de « pas tuable ».

Dernière chance

« Je ne suis pas heureux d’avoir gagné, je suis soulagé », a réagi Mike Ward dans une vidéo publiée sur Facebook vendredi après-midi. « Je ne voulais pas être celui qui allait créer un précédent pour les autres humoristes. »

D’après lui, en allant en cour, il a fait ce que « n’importe quel autre humoriste aurait fait », car « ce n’est pas vrai que la Commission des droits de la personne va rentrer dans les cabarets ou les salles d’humour pour dicter ce qui est de bon ou mauvais goût ».

« Mon humour est de mauvais goût, j’en suis conscient, poursuit-il. Est-ce que mon humour est légal ? Oui. C’est [pour] faire rire, c’est pas de la diffamation, ni des paroles haineuses. »

En entrevue au Devoir, son avocat, Me Julius Grey, s’est quant à lui dit « très content » du verdict. « C’est une victoire pour la liberté d’expression à travers le Canada. Ça démontre que le sentiment subjectif d’avoir été discriminé ne suffit pas pour créer de la discrimination. […] Ça va rassurer les humoristes, mais aussi les professeurs, les acteurs, les activistes, les commentateurs, bref tous ceux qui prennent la parole dans l’espace public. »

En s’adressant à la Cour suprême, Mike Ward jouait sa toute dernière carte pour faire tourner le vent en sa faveur — et celle de la liberté d’expression — alors que les tribunaux inférieurs avaient donné raison à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) et à Jérémy Gabriel.

Le Tribunal des droits de la personne du Québec avait jugé en 2016 que ce dernier et sa mère, Sylvie Gabriel, avaient bel et bien été victimes de discrimination. Il avait condamné l’humoriste à leur payer respectivement 35 000 $ et 7000 $ en dommages moraux et punitifs.

En 2019, Mike Ward avait porté la décision en appel, mais en vain. La Cour d’appel du Québec avait confirmé le verdict et exigé qu’il verse les 35 000 $ en dommages punitifs et moraux à Jérémy Gabriel. L’humoriste avait toutefois été libéré de l’obligation de verser 7000 $ à sa mère, Sylvie Gabriel.

Jérémy Gabriel « déçu »

Pour sa part, Jérémy Gabriel s’est dit « déçu » de ce dénouement, mais « serein » de pouvoir passer à autre chose. « J’espère de tout mon cœur que la réflexion collective sur laquelle nous nous sommes penchés aura un effet sur l’acceptation de la différence et du respect que requiert la nouvelle réalité qui nous attend. Je nous souhaite à tous de vivre dans un monde où les différences n’inspireront plus des propos discriminatoires », a-t-il déclaré en conférence de presse vendredi midi, peinant à contenir ses larmes.

Il dit ne rien regretter de son parcours, si ce n’est de n’avoir pu avoir une « discussion franche et directe » avec Mike Ward. Que lui aurait-il dit ? « J’aurais aimé lui expliquer que j’ai pensé à me suicider [à l’âge de 13 ans]. Lui dire toute la détresse que j’ai vécue, non seulement quand j’ai écouté le show pour la première fois, mais toutes les fois où j’ai dû le réécouter, toutes les fois où on me l’a répété, toutes les fois où on m’a envoyé un clip sur les réseaux sociaux. […] J’aurais aimé ça qu’il le comprenne et reconnaisse ses torts. »

Verdict serré

À noter que la décision de la Cour suprême est loin d’avoir été unanime. À une voix près, le verdict penchait du côté de Jérémy Gabriel.

Les quatre juges dissidents rappellent pour leur part que « Jérémy Gabriel était un enfant à l’époque, les blagues ont été largement diffusées sur Internet à un segment important de la population et elles ont joué sur des attitudes préjudiciables déshumanisantes à l’endroit des enfants handicapés », écrivent-ils, estimant qu’il y avait bien atteinte au droit à la dignité.

Étant minoritaires, ils n’ont pas vu leur raisonnement retenu. C’est celui de leurs collègues en faveur de la liberté d’expression qui l’emporte et met fin à cette saga judiciaire.

Source/Le Devoir

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